Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXXV
Tostemps azir falsetat et enjan

(Sirventes. )
- vers 1204-1208 -
( Sirventès )

I

Tostemps azir falsetat et enjan
Et ab vertat et ab dreg mi capdèl
E si per so vauc atras o avan,
No m'en rancur, car tot m'es bon e bèl,
Que-ls us dechai lialtatz mantas vés
E-ls autres sors enjans e mala fés,
Mas si tant es c'om per falsetat món,
D'aquel montar deissen pois en preón.

1

La fausseté et la tromperie m'ont toujours fait horreur
et ma conduite est guidée par la vérité et le droit.
Et si cela m'occasionne parfois des hauts et des bas
je ne m'en préoccupe pas , car tout cela m'est indifférent.
Certes, la loyauté fait bien souvent déchoir les uns
alors que la fourberie et la mauvaise foi élèvent les autres,
mais, si tant est qu'un homme monte grâce à la fausseté,
de cette élévation il descendra ensuite au plus profond.

II

Li croi baron an pietat tan gran
De l'autra gen com ac Cayms d'Abel
E volon mais raubar que lop non fan
E mais mentir que tozas de bordel.
Si-ls traucavatz en dos luocs o en tres
Ja no crezatz que vertatz n'issis ges,
Mas mensonjas, don an al cor tal fon
Que sobrevers com aiga de toron.

2

Les mauvais barons ont envers les autres
une aussi grande pitié que Caïn en eut d'Abel.
Ils veulent voler plus que des loups
et mentir plus que filles de bordel.
N'allez pas imaginer qu'en les perçant en deux ou trois endroits,
vous en verriez sortir la vérité, non, bien au contraire,
ce sont des mensonges qui en sortiraient, car ils en ont au cœur
une source telle qu'elle déborde comme l'eau d'une auge.

III

Mains barons vei en mains luocs que estan
Plus falsamens que veires en anel
E qui per fis los ten faill atretan
Com si un lop vendia per agnel.
Car il no son ni de lei ni de pes,
Anz foron fait a for de fals poges
On par la cros e la flors en redon
E no-i trob'om argent cant lo refon.

3

En maints endroits je vois maints barons bien établis
avec plus de fausseté que du verre dans une bague,
et celui qui les tient pour loyaux se trompe
autant que s'il vendait un loup pour un agneau.
Car ils ne sont conformes ni à la loi ni au poids,
mais ils ont été faits à la manière d'un faux pougeois (*)
où la fleur et la croix paraissent en rond
et où, à la refonte, on ne trouve aucune trace d'argent.

IV

Des Orien tro al soleil colgan
Faz a la gent un covinen novel:
Que al leial donarai un bezan
Si-l desleials mi dona un clavel,
E un marc d'aur donarai al cortes
Si-l deschauzitz mi dona un tornes
Al vertadier darai d'aur un gran mon
S'ai eu un uou dels mensongiers que-i son.

4

Depuis l'orient jusqu'au soleil couchant
je fais avec tous un nouvel arrangement :
je donnerai un besant à l'homme loyal
si le déloyal me donne un clou,
et je donnerai un marc d'or à l'homme courtois
si le mal appris me donne un tournois;
à l'homme véridique je donnerai un grand monceau d'or
si moi j'ai un œuf des menteurs qui sont en cette aire.

V

Tota la lei que-l plus de la gent an
Escriur' ieu en un petit de pel,
En la meitat del polgal de mon gan,
E-ls prozomes paissera d'un gastel,
Car ja pe-ls pros non fora cars conres.
Mas si fos oms qui los malvatz pagues,
Cridar pogra, e non gardessa on:
Venes manjar, li prozome del mon.

5

Toute la Loi que la plupart des gens observent
moi, je pourrais l'écrire sur un peu de peau,
sur la moitié du pouce de mon gant,
et, d'un seul gâteau, je rassasierais les gens intègres,
car pour les purs il ne saurait y avoir de mets coûteux.
Mais si un homme se mettait en tête de vouloir nourrir
tous les méchants, il pourrait crier à tous les vents:
"Venez manger, les honnêtes gens de ce monde! "

VI

Sel que no val ni ten pro per semblan,
Pro ni valen no-s tainh que hom l'apel,
Ni dreiturier can met dreg en soan,
Ni vertadier can vertat non espel.
Car qui fai mal ni tort, razos non es
Qu'en cueilla grat ni lauzor ni pres ges,
Anz es ben ditz un reprochiers pe-l mon:
Sel qu'una ves escorja autra non ton.

6

Celui qui visiblement ne vaut rien et ne porte pas profit ,
il ne convient pas qu'on l'appelle preux ni vaillant;
ni droiturier alors qu'il a le droit en mépris,
ni véridique quand il ne dit pas la vérité.
Car quiconque commet le mal ou l'injustice,
il n'est pas juste qu'il en recueille gratitude, louange ou mérite
mais par le monde on dit fort justement ce proverbe:
Qui écorche la première fois, ne tond pas la seconde.

VII


A totas gens dic en mon sirventes
Que si vertatz e drechura e merces
Non governon home en aquest mon,
Ni sai ni lai non cre valors l'aon.

7

A toutes gens je dis en mon sirventès
que si vérité, droiture et miséricorde
ne gouvernent pas l'homme en ce monde,
je ne crois pas que, ni pour ici ni pour là-bas, il ait assez de valeur

VIII a

Faidit, vai-t-en chantar lo sirventes
Drech al Tornel a'n Guigo, qui que pes,
Car de valor non a par en cest mon
Mas mon seinhor en Eble de Clarmon.

8 a

Faidit, va-t-en chanter ce sirventès
droit à Tournoël au seigneur Gui, à qui que cela déplaise,
car en mérite il n'a pas d'égal en ce monde
excepté mon seigneur Eble de Clermont.

VIII b

Vai, Raimondet, porta mon sirventes
Als esseigniatz, als pros, als ben apres;
Et als avols tu-l sela e-l rescon;
E no-l chantes, si be non sabes on.

8 b

Va, Raimondet, porte mon sirventès
aux gens instruits, aux preux, aux biens appris;
et aux gens vils cache-le, tiens-le secret
et ne le chante pas si le lieu n'est pas sûr.


NOTES: Ecrit certainement au cours d'un retour du poète en Velay, au début de son séjour toulousain, ce sirventès contre les mauvais barons qui "ne sont conformes ni à la loi ni au poids" est adressé à un des protecteurs auvergnats de P.C., Gui II comte d'Auvergne en son château de Tournoël dont les ruines imposantes se dressent encore près de Volvic. Gui (ou Guigo) fut dépossédé de son comté par Philippe-Auguste en 1213 et "réduit à la condition de simple particulier." Comme il a participé en 1209 à la première expédition contre les Albigeois (un peu "forcé" par son frère Robert, l'évêque de Clermont), l'éloge de P.C. est forcément antérieur.
Le "Faidit" cité dans le premier envoi est certainement Gaucelm Faidit, jongleur-poète originaire du Limousin.
Eble de Clermont tient cour à Olliergues (en Auvergne, sur la Dore, entre Thiers et Ambert), P.C. lui a adressé le sirventès XXII- "Senh En Ebles, vostre vezi"
Les deux "envois" n'ont peut-être pas été composés à la même époque.
(*) pougeois ou denier du Puy.
strophe 5: sous-entendu: ...et aussitôt il verrait arriver une foule de gens malhonnêtes qui se font évidemment passer pour honnêtes...
 
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