Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XLV
Bel m'es qui bastis

(Sirventes. )
- vers 1204 -
( Sirventès )

I

Bel m'es qui bastis
Sirventes faitis
De faissón,
Bel e ses totz sis,
D'amor gent assis
En gai són.
Pueis quals que l'aprénda,
Abanz que-l reprénda,
Regart la razón
Pueis lo don o-l vénda
A tal que-l revénda
Can veira sazón
E-l retraia
Lai don aia
Anel o cordón,
O assaia
So de saia:
Rauba de Gordon.

1

Il me plaît quand quelqu'un bâtit
un sirventès bien construit
bien comme il le faut,
beau et sans défaut,
gentiment tourné
sur un air enjoué.
Quiconque l'apprenne,
avant de le reprendre,
en étudie bien le propos.
Ensuite, qu' il le donne ou le vende
à tel qui le revendra
le moment venu.
Il le récitera
là où il pourra en avoir
anneau ou collier,
ou même, essayer,
en guise d'habit
une robe de Gourdon.

II

Be-m tenc ad afan
La vida que fan
Li malvas,
Car venon ni van
Atras ni avan
Mas el vas.
Mas pres que lur vida
Cant mortz los envida
Ni lur es al las:
Car tan descausida
Vida an causida
Li doloiros las
Qui non dona
Ni perdona
Als sieus ni ten pas
Mal meissona
E pietz sona
E vai a mal pas.

2

Je suis bel et bien chagriné
par la vie que mènent
les méchants,
car ils vont et ils viennent
en arrière et en avant,
toujours plus, vers le tombeau.
Plus que leur vie j'apprécie
le moment où la mort les invite
et se trouve à leur côté :
car la vie qu'ils ont choisie
ces tristes misérables
est vraiment méprisable
Celui qui ne donne
ni ne pardonne aux siens,
celui qui ne reste pas en paix,
il fait une mauvaise moisson.
et un jour il demande de l'aide en vain
et va vers une mauvaise fin.

III

Ben m' agra estòrt
Qui non fezes tòrt
Luenh ni pres:
Dic o per la mòrt
Que tal fer e mòrt
Qu'a bon prés
Mas per que non ména
Aquel que seména
Malvestat adés
Als autres eslena
A for de baléna
Que-ls beu des a dés
E car cuda
Gen vencuda
Menar entreprés
A perduda
E venduda
Valor a esprés.

3

Elle épargnerait, selon moi, avec raison
celui qui ne fait de tort à personne,
ni de près ni de loin :
je dis cela pour la Mort
qui frappe et mord
bien des gens de valeur.
Mais pourquoi n'emmène-t-elle pas
celui qui toujours sème
la méchanceté ?
Auprès des autres elle se coule
à la manière d'une baleine
qui les avale dix par dix.
Puisqu' elle pense ainsi
emmener, désemparés,
les gens vaincus
elle a perdu
et vendu
la Valeur de façon délibérée.

IV

Ben tenc per cortés
Aquel qu'en cort és
Can desfai
Un fait qu'a enprés
Us rics mal aprés
Don tort fai.
Fort es bella causa
Qui malvestat causa
A home savai;
E sel que la-ill lausa,
Cant es sotz la lausa
Pensatz cosi-l vai.
Qui follia
Ab follia
Malvestatz dechai,
E desvia
De la via
Lo malvais, don chai.

4

Je le tiens vraiment pour courtois
l'homme de cour
qui défait
ce qu'a fait
un riche mal appris
pour nuire.
C'est fort belle chose
de reprocher sa méchanceté
à un homme mauvais;
quant à celui qui en chante les louanges
lorsqu'il est sous la triste dalle
méditez comment il en va pour lui.
Celui qui s'acoquine
avec les insensés,
la méchanceté le rabaisse,
elle qui détourne
de la bonne voie
le méchant, et cause sa chute.

V

Ben es aparvén
Qu'el vida parvén
Dels peiórs
On mais an de sén
E plus bas deissén
Lur sejórs,
A for de balansa:
Con plus aut s'eslansa,
Plus bas fai son córs.
Mala es la coindansa
Don hom chai en dansa
On non es socórs.
Mas desire
Que asire
L'afar dels trachórs
Qu'ab aussire
Esser sire
D'Anjou ni de Tors.

5

Il n' est que trop clair
que dans la vie superficielle
des pires gens,
l'augmentation de leurs revenus
diminue d'autant
leur tranquillité.
Comme une balance
qui plus haut s'élance,
plus bas suit ensuite son cours.
Mauvaise est la conduite
qui fait tomber l'homme
en une danse diabolique
dont on ne pourra plus le sortir.
Je préfère de beaucoup détester
la conduite des traîtres
que d'être par le crime
sire
d'Anjou et de Tours.

VI

Ab mentire
Non me tire
Cui sec desonórs,
Car del dire
Es a dire
Lo bens e l'onórs.

6

Que jamais je ne me retrouve
en compagnie d' un menteur
que suit le déshonneur
car son discours
manque par trop
de bien et d' honneur !


NOTES: La fin de la strophe 5 semble être une allusion à Jean-sans-Terre qui, voulait devenir "seigneur d'Anjou et de Tours" à la place de l' héritier légitime, son neveu Arthur de Bretagne. Il s'empara de ce dernier en Poitou (juillet 1202) et le transféra à Rouen. La rumeur dit qu'il le poignarda lui-même.
La forme savante et assez originale du sirventès a peut-être été étudiée en vue de rivaliser, au début du séjour à Toulouse, avec l'art des autres poètes de cour déjà bien "installés" comme Raimon de Miraval par exemple.
 
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