Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XXXIV
Un estribot farai ...

(Estribot. )
- vers 1216 - 1218 -
( Estribot )

Un estribot farai,que er mot maïstratz,
De motz novels e d'al e de divinitatz.

Je ferai un estribot qui sera plein de savoir-faire,
de mots nouveaux , d'autre langage et de pensées sur Dieu.
*
*

Qu'ieu ai en Dieu crezensa que fon de maire natz,
D'una santa pieusela, per que-l mons es salvatz.
E es paire e filhs e santa trinitatz,
E es en tres personas e una unitatz.
E cre que-l cels e-l tros ne fos per el traucatz
E'n trabuquet los angels: can los trobet dampnatz.
E crey que sans Joans lo tenc entre sos bratz
E-l bateget en l'aigua, et flum, can fo propchatz;
E conoc be la senha abanchas que fo natz:
El ventre de sa maire que-s volvc al destre latz
E cre Rom'e sant Peire a cuy fon comandatz
Jutge de penedensa, de sen e de foldatz.

Car moi je crois en un Dieu qui naquit d'une mère,
d'une vierge sainte, par lequel le monde est sauvé.
Et il est Père et Fils et sainte Trinité,
et il est en trois personnes une seule unité.
Et je crois que le Ciel et sa voûte furent pour ceci ouverts par lui
et qu'il en précipita les anges lorsqu'il eurent mérité la damnation.
Et je crois que saint Jean le tint entre ses bras
et le baptisa dans l'eau du fleuve, quand il se fut approché;
et Jean reconnut bien le signe divin dès avant sa naissance
car au ventre de sa mère il se tourna du côté droit.
Et je crois à Rome et à saint Pierre à qui il fut ordonné
de juger au tribunal de pénitence, de notre sens et de nos folies.
*
*

Mas so non crezon clergue que fan las falcetatz,
Que son larc d'aver penre et escas de bontatz,
E son bel per la cara et ore de peccatz,
E devedon als autres d'aco que fan lurs atz,
E en loc de matinas an us ordes trobatz
Que jazon ab putanas tro-l solelhs es levatz,
Enans canton baladas e prozels trasgitatz:
Abans conquerran Dieu Cayfas o Pilatz.
Monge solon estar dins los mostiers serratz
On azoravan Dieu denan las magestatz,
E can son en las vilas on an lurs poestatz,
Si avetz bela femna o es homs molheratz,
El seran cobertor, si-eus peza o si-eus platz;
E can el son desus e-l cons es sagelatz
Ab las bolas redondas que pendon al matratz,
Can las letras son clausas e lo traucs es serratz,
D'aqui eyson l'iretge e li essabatatz
Que juron e renegon e jogon a tres datz:
Aiso fan monge negre en loc de caritatz.

Mais les clercs qui vivent dans la fausseté ne croient pas tout cela
ils sont larges pour recevoir du bien et avares de bonnes oeuvres,
Ils sont beaux par le visage, horribles par les péchés,
et défendent aux autres ce dont ils prennent leurs aises.
En lieu de matines, ils ont imaginé un office
qui consiste à coucher avec des putains jusqu' au lever du soleil,
et auparavant ils chantent des ballades et des proses de bateleur.
Avant eux conquerront Dieu Caïphe ou Pilate.
D' habitude les moines restaient cloîtrés dans les monastères
où ils adoraient Dieu devant les images saintes;mais
ils sont maintenant dans les villes où ils ont leurs supérieurs,
et si vous avez une belle femme à laquelle un homme est marié,
eux seront ses couvertures, que cela vous chagrine ou vous plaise. Et quand ils sont sur elle et que le con est scellé
avec les boules bien rondes qui pendent au braquemart,
quand la lettre est close et que le trou est fermé,
de là sortent les hérétiques et les ensandalés
qui jurent et renient et jouent à trois dés :
voilà ce que font les moines noirs en guise d'œuvres charitables.

*
*

Mon estribot fenisc, que es tot compassatz,
C'ai trag de gramatica e de divinitatz;
E si mal o ai dig, que-m sia perdonatz,
Que yeu o dic per Dieu, qu'en sia pus amatz,

Je termine ainsi mon estribot , qui est pleinement calibré.
Je l'ai tiré des lettres latines et de la théologie.
Et si j'ai mal dit ce que j'ai dit, qu'il me soit pardonné !
car je le dis pour Dieu, afin qu'il en soit plus aimé,

E per mal estribatz ...

et pour ces débridés de....

...Clergues.

...clercs.


NOTES: L'estribot est une forme de pièce rare ( un seul chez P.C., un seul autre exemple dans la poésie médiévale occitane, quatre mentions de l'existence de ce type de pièce chez divers auteurs et c'est tout. L'estribot occitan correspond sans doute à l'estrabot français tout aussi rare.)
Le mètre en est l'alexandrin, et son originalité est d'être monorime. Nous avons ici une laisse de 37 vers alexandrins rimant tous en -atz terminée par un demi-vers de 6 syllabes rimant aussi en -atz plus le mot Clergues 2 syllabes hors rime et comme frappé, envoyé à la figure pourrait-on dire de ces personnages contre lesquels la satire est dirigée.
Après une protestation d'adhésion très formelle à l'orthodoxie, à Rome, à Saint-Pierre, la seconde partie vise encore une fois les faux clercs, les moines libertins et particulièrement les moines noirs (bénédictins) . Les "ensandalés" sont un surnom des hérétiques Vaudois.
La satire est virulente et même, dans un passage, très crue, c'était certainement la règle dans ce genre de poésie.
De poésie et non pas de chant, car un des manuscrits des oeuvres de P.C. qui porte la musique des poésies (ou prépare en tout cas une portée pour accueillir cette musique) ne donne en regard même pas de portée vide. Peut-être l'estribot était-il simplement scandé, (et rythmé avec un tambourin ? ) ce que l'alexandrin permet assez facilement.
Texte faisant partie des "Tròces causits" (voir Bibliographie)
 

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