Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XXIV
Tostemps vir cuidar en saber

(Sirventes. )
- avant 1249 -
( Sirventès )

I

Tostemps vir cuidar en sabér
E camgi so cug per so sai,
E lais mentir per dire vér,
E azir tort e dretz mi plai,
E blasmi mal e lauzi bé,
E mostri gaug e dol escón,
E soi compaingz de bona fé
Car es ab me et ab leis són.

1

Toujours je remplace croyance par savoir,
et je change " je le crois " pour " je le sais ";
je renonce à mentir pour dire la vérité,
et j'ai l'injustice en horreur car le droit me plaît.
Je blâme le mal et je loue le bien.
Je montre la joie et je cache la souffrance.
Je suis compagnon de la bonne foi
car elle est avec moi et je suis avec elle.

II

Per so n'ai pezar e plazer
E m'en irais e m'en apai
E n'ai amor e mal voler
Ab tal que mal ni be non fai;
E per aco ieu am en re
Et azir en re cest d'amon:
Car en re fai so que-s cove
Et en re escorja e ton.

2

Aussi ai-je à la fois peine et plaisir,
je m' en irrite et m'en apaise,
et ai amitié et inimitié
envers tel homme qui ne fait ni le mal ni le bien.
C 'est pour cela que " Celui de là-haut ",
d'un côté je l'aime et je le hais de l'autre
parce qu'un jour il fait ce qui convient
et un autre il écorche et il tond.

III

Et per aco no-m puesc tener
Qu'ieu non diga d'aquel de lai
Que Dieus lo degra dequazer
Si com el los autres dequai,
E qu'el trobes aital merce
Com trobon aquil qu'el cofon.
Car los destrus non sap per que
E los fai fugir non sai on.

3

Et pour cela encore, je ne puis m'empêcher
de dire de " Celui de là-bas "
que Dieu devrait le rabaisser
tout comme lui-même rabaisse les autres;
et qu'il trouve la même pitié
que trouvent en lui ceux qu'il ruine.
Car il les détruit il ne sait pourquoi
et il les fait fuir je ne sais où.

IV

Si hom pogues lo cor vezer
Del malvais ric home savai
Tant i vir' hom d'avol aver
Que fera paor et esglai
Per que volgra, car hom no ve
Lo malvais voler deziron,
Que la malvestat qu'a en se
Portes escricha sus, el fron.

4

Si on pouvait voir le cœur
du méchant et méprisable riche,
on y verrait tant de viles choses
que l'on serait saisi de peur ou même d'effroi.
Aussi je voudrais, puisqu'on ne le voit pas
ce mauvais vouloir plein de convoitise,
que la méchanceté qu'il a en lui
il la portât écrite bien haut, sur son front.

V

Ricx homs malvais de gran poder
Que gent viest e manja e jai,
E non vol als autres valer,
Sembla lo ric que hom retrai,
Que, quar manjava ad esple
E vestía lo mieilz del mon
E non donava son conre,
Deissendet en enfer, preon.

5

Un riche homme méchant et de grand pouvoir
qui, agréablement, s'habille, mange et se couche,
et ne veut pas secourir les autres,
ressemble au riche dont on rappelle ici l'histoire:
celui-ci, parce qu'il mangeait tout son soûl
et s'habillait le mieux du monde
et ne donnait pas son hospitalité,
descendit dans l'enfer profond.

VI

Las doas vías que hom te
Vos farai entendre cals son:
L'una fai mal, l'autra fai be,
L'una vai aval, l'autr' amon.

6

Les deux routes que l'homme suit,
je vous ferai entendre quelles elles sont:
l'une amène le mal, l'autre le bien,
l'une va en enfer, l'autre au paradis.


NOTES: Satire d'ordre général, même si aux strophes 2 et 3 sont visés deux personnages qui devaient être reconnaissables par les auditeurs.
La parabole dont il est question à la strophe 5 est tirée de Saint-Luc:
" Or il y avait un homme riche qui se vêtait de pourpre et de fin lin, et qui faisait joyeuse chère, chaque jour, splendidement. Et il y avait un pauvre, nommé Lazare, couché à sa porte, tout couvert d'ulcères, et qui désirait de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche; mais les chiens aussi venaient lécher ses ulcères. Et il arriva que le pauvre mourut, et qu'il fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. Et le riche aussi mourut, et fut enseveli. Et, en hadès, levant ses yeux, comme il était dans les tourments, il voit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. Et s'écriant, il dit : Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare, afin qu'il trempe dans l'eau le bout de son doigt, et qu'il rafraîchisse ma langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. Mais Abraham dit : [Mon] enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement les maux; et maintenant lui est consolé ici, et toi tu es tourmenté. "
(Evangile selon Luc, XVI,19-25)
 
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